samedi 14 novembre 2015

Les petits "cinémas" de quartier font de la resistance

Pour certains, regarder un film, confortablement vautrés dans la bergère de leur salon, relève de la banalité. D’autres, pour jouir de ce plaisir, avec beaucoup moins de confort,  doivent investir les minuscules « cinémas » de quartier nichés dans des locaux qui ont plus l’aspect d’une remise, d’un garage que d’un lieu de détente.
A l’intérieur de ce carré chaud certainement prédestiné au garage,  il fait sombre. Un bon arôme ne s’y dégage pas. Les bancs ne sont pas confortables. Le ventilateur participe juste à l’affreux décor. Il ne rafraîchit plus. Le rideau aussi est malpropre. Pour un rendez-vous galant, on n’y  songerait certainement pas. Malgré tout, des  gens trouvent, dans cette atmosphère peu enviable, le bonheur ; celui de regarder un film avec des amis, des inconnus. Dans le populeux quartier de Grand Yoff, A. D. gère ce « petit cinéma » depuis trois mois en l’absence du propriétaire. Il ne s’en sort pas mal car « j’arrive à récolter entre 6000 et 7000 francs par jour et à m’acquitter de mes factures d’électricité à hauteur de 25000 francs en moyenne par mois », murmure-t-il, le sourire crispé. Ici, l’envahissante technologie ne menace pas encore les affaires !
Sur une affichette, il est indiqué le programme du jour. A 18 heures, les cinéphiles de « l’indigénat » ont droit à un film hindou, « Zanjeer ». Il leur faut débourser 100 francs, 50 de moins s’il s’agit d’un film « américain », généralement moins long. Les enfants du quartier et quelques badauds en raffolent. Des adultes désireux de « tromper le temps aussi », précise A. D., très prudent quand il s’agit de parler de l’impact de ses films sur la scolarité des enfants. Adolphe Gomis, lycéen et parmi ses plus fidèles clients, le tire d’embarras : « Cela ne constitue en rien un obstacle pour mes études. Mes camarades et moi ne venons ici que le samedi et le dimanche ou pendant les vacances. Nous n’avons pas les chaînes diffusant ces films ».
A côté de lui, des « mômes », sans doute moins avertis, font une partie de baby-foot. Le gérant ne s’en émeut point. Encore moins de leurs cris et de leurs fréquentes empoignades. Sa besace le préoccupe davantage. « Leurs parents ne m’ont jamais fait de reproches. Il y a pire comme loisir pour un enfant ». C’est certainement moins dangereux que jouer au « petit camp » sur une route bitumée comme il est « permis » dans ce quartier aux rues encombrées de détritus, de petits commerces, de mécaniciens… Se sont-ils au moins intéressés aux contenus des films proposés à leurs rejetons ? Sous le couvert de l’anonymat, cette mère de famille avoue n’y avoir jamais pensé. Le « tenancier » se prévaut de sa moralité. La pornographie ? « Que Dieu m’en préserve », s’écrie-t-il, incommodé.
Film hindou 100 francs, américain 50
Ailleurs, à Yeumbeul, autre quartier de Dakar fourmillant de monde, de petits métiers, de vies, Lamine Fall tient un « petit cinéma » dans un garage près de la station-service de Darou Salam. Ici, viennent glander quelques talibés. Ils y laissent leur obole pour noyer leur infortune. Mais Lamine, au verbe beau et plutôt enthousiaste et dégourdi, jure leur en faire cadeau souvent. Ces mendiants fréquentent les lieux le jeudi et le vendredi. Un rideau noir sépare le « petit cinéma » à l’intérieur duquel sont dressés des bancs, et la salle de jeux équipée de cinq playstations. Un téléviseur est perché sur un support métallique. Il y règne un silence de cathédrale. Les yeux sont rivés sur le petit écran. « L’écran géant est tombé en panne », informe M. Fall. Celui du Centre communautaire « Galle nanondiral », se trouvant à quelques encablures de là, lui, n’en est pas affecté.
Ce centre, disposant d’une bibliothèque, d’une salle informatique, d’une école, d’un terrain de basket…, est créé, en 1986, par l’église évangélique luthérienne du Sénégal. Il offre relativement un meilleur confort tout en appliquant les mêmes tarifs. On n’y projette des films que durant le mois de ramadan ou pendant la trêve des championnats européens de football préférés au septième art. La clientèle est principalement constituée de « talibés » et de jeunes de Yeumbeul. Les revenus sont, aujourd’hui, moins importants à cause des « petits cinémas de quartier » et surtout de la prolifération des branchements clandestins, même si « la vocation du centre est plutôt sociale », indique Mouhamadou Wone, gérant de la salle de projection depuis 1998.

A Dakar, il faudrait peut-être commencer à s’intéresser aux petits plaisirs des « petites gens ». Les disparités sociales ne résident pas seulement dans l’aisance choquante des uns et la promiscuité ambiante chez les autres. Il est dans ce que les uns et les autres s’inventent comme passions, comme vies. Le loisir a une géographie. Il relève davantage des conditions sociales que des sensibilités culturelles. Aujourd’hui plus qu’hier.

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