Pour certains, regarder un film,
confortablement vautrés dans la bergère de leur salon, relève de la banalité.
D’autres, pour jouir de ce plaisir, avec beaucoup moins de confort, doivent investir les minuscules
« cinémas » de quartier nichés dans des locaux qui ont plus l’aspect
d’une remise, d’un garage que d’un lieu de détente.
A
l’intérieur de ce carré chaud certainement prédestiné au garage, il fait sombre. Un bon arôme ne s’y dégage
pas. Les bancs ne sont pas confortables. Le ventilateur participe juste à
l’affreux décor. Il ne rafraîchit plus. Le rideau aussi est malpropre. Pour un
rendez-vous galant, on n’y songerait
certainement pas. Malgré tout, des gens trouvent,
dans cette atmosphère peu enviable, le bonheur ; celui de regarder un film
avec des amis, des inconnus. Dans le populeux quartier de Grand Yoff, A. D.
gère ce « petit cinéma » depuis trois mois en l’absence du
propriétaire. Il ne s’en sort pas mal car « j’arrive à récolter entre 6000
et 7000 francs par jour et à m’acquitter de mes factures d’électricité à
hauteur de 25000 francs en moyenne par mois », murmure-t-il, le sourire
crispé. Ici, l’envahissante technologie ne menace pas encore les
affaires !
Sur
une affichette, il est indiqué le programme du jour. A 18 heures, les
cinéphiles de « l’indigénat » ont droit à un film hindou,
« Zanjeer ». Il leur faut débourser 100 francs, 50 de moins s’il
s’agit d’un film « américain », généralement moins long. Les enfants
du quartier et quelques badauds en raffolent. Des adultes désireux de
« tromper le temps aussi », précise A. D., très prudent quand il
s’agit de parler de l’impact de ses films sur la scolarité des enfants. Adolphe
Gomis, lycéen et parmi ses plus fidèles clients, le tire d’embarras :
« Cela ne constitue en rien un obstacle pour mes études. Mes camarades et
moi ne venons ici que le samedi et le dimanche ou pendant les vacances. Nous
n’avons pas les chaînes diffusant ces films ».
A
côté de lui, des « mômes », sans doute moins avertis, font une partie
de baby-foot. Le gérant ne s’en émeut point. Encore moins de leurs cris et de leurs
fréquentes empoignades. Sa besace le préoccupe davantage. « Leurs parents
ne m’ont jamais fait de reproches. Il y a pire comme loisir pour un enfant ».
C’est certainement moins dangereux que jouer au « petit camp » sur
une route bitumée comme il est « permis » dans ce quartier aux rues
encombrées de détritus, de petits commerces, de mécaniciens… Se sont-ils au
moins intéressés aux contenus des films proposés à leurs rejetons ? Sous
le couvert de l’anonymat, cette mère de famille avoue n’y avoir jamais pensé.
Le « tenancier » se prévaut de sa moralité. La pornographie ?
« Que Dieu m’en préserve », s’écrie-t-il, incommodé.
Film
hindou 100 francs, américain 50
Ailleurs,
à Yeumbeul, autre quartier de Dakar fourmillant de monde, de petits métiers, de
vies, Lamine Fall tient un « petit cinéma » dans un garage près de la
station-service de Darou Salam. Ici, viennent glander quelques talibés. Ils y
laissent leur obole pour noyer leur infortune. Mais Lamine, au verbe beau et
plutôt enthousiaste et dégourdi, jure leur en faire cadeau souvent. Ces
mendiants fréquentent les lieux le jeudi et le vendredi. Un rideau noir sépare
le « petit cinéma » à l’intérieur duquel sont dressés des bancs, et
la salle de jeux équipée de cinq playstations. Un téléviseur est perché sur un
support métallique. Il y règne un silence de cathédrale. Les yeux sont rivés
sur le petit écran. « L’écran géant est tombé en panne », informe M.
Fall. Celui du Centre communautaire « Galle nanondiral », se trouvant
à quelques encablures de là, lui, n’en est pas affecté.
Ce
centre, disposant d’une bibliothèque, d’une salle informatique, d’une école,
d’un terrain de basket…, est créé, en 1986, par l’église évangélique
luthérienne du Sénégal. Il offre relativement un meilleur confort tout en
appliquant les mêmes tarifs. On n’y projette des films que durant le mois de
ramadan ou pendant la trêve des championnats européens de football préférés au
septième art. La clientèle est principalement constituée de
« talibés » et de jeunes de Yeumbeul. Les revenus sont, aujourd’hui,
moins importants à cause des « petits cinémas de quartier » et
surtout de la prolifération des branchements clandestins, même si « la
vocation du centre est plutôt sociale », indique Mouhamadou Wone, gérant
de la salle de projection depuis 1998.
A
Dakar, il faudrait peut-être commencer à s’intéresser aux petits plaisirs des
« petites gens ». Les disparités sociales ne résident pas seulement
dans l’aisance choquante des uns et la promiscuité ambiante chez les autres. Il
est dans ce que les uns et les autres s’inventent comme passions, comme vies.
Le loisir a une géographie. Il relève davantage des conditions sociales que des
sensibilités culturelles. Aujourd’hui plus qu’hier.
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